Complément d'humeur

Vivre me prend tout mon temps

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Bizarre ? Vous avez dit bizarre ?

Ma vie n'est pas normale. Et tant mieux.

Souvent, quand je dis aux gens que je ne fais pas d'études, que je ne travaille pas, que je vis en squat et que je vis, que je fais plein de choses, illes ont du mal à imaginer de quoi je peux remplir ma vie. Illes ne voient pas le sens d'une vie où la productivité ne me rapporte pas d'argent. Ne peuvent même pas imaginer l'interêt de réaliser des projets en dehors d'un système salarié ou, du moins, rémunéré.

Mais non, je ne fais pas "rien" de ma vie. Je lis, je réfléchis, je discute, j'écris ; je travaille à Limbes, à Wikipédia, à Gendertrouble (la seconde brochure est disponible) ; je voyage, je cuisine, je m'occupe d'un enfant, je fais des travaux ou du jardin parfois ; je fais du sexe, de la couture, j'apprends l'informatique et la photo quand on me prête un appareil. Je n'ai de plan de carrière pour aucune de ces activités, et récemment un ami m'a demandé comment j'imaginais ma vie dans 1, 2, 5, 10, 20 ans : j'ai répondu que je ne voulais pas le savoir. Dans un an, sûrement un collectif non-mixte femmes, parce que j'ai envie d'essayer, je pense que j'ai des choses à en apprendre ; d'ici 5 ans, peut-être un collectif rural, j'aime faire pousser ce que je vais manger sans produits chimiques et j'aurai sans doute envie de passer davantage de temps avec moins de gens ; mais rien de cela n'est fixé, heureusement, et si je pouvais savoir quelle serait ma vie dans 10 ou 20 ans, ce serait triste : cela signifierait que je n'aurais rien découvert de neuf, que je n'aurais plus qu'à suivre le scénario.

Or Herbert m'a guérie du désir de prescience. J'ai envie de garder plein de portes ouvertes, d'avoir un champ des possibles aussi vaste qu'imprévisible, pas une certitude pour l'avenir. Une vie prévue, calculée, c'est la mort : on n'est plus qu'un zombie qui a fait ses choix une fois pour toutes, et les assume plus ou moins bien.

Ces choix, mes choix, éveillent souvent la suspicion : vouloir vivre en dehors des modèles admis (femme au foyer, working-girl, artiste à la limite), c'est sans doute être malade, c'est déjà presque être criminelle. Ce n'est pas ce que "la société attend de moi" - et si tout le monde faisait ainsi, malheur ! Ce serait le chaos, l'anarchie.

Et alors ? Quel interêt que tourne cette machine où chacunE doit être un boulon bien graissé, chaque "citoyen" (membre d'une société avant d'être humain) suivant la discipline établie de l'école, des études puis du travail, corps contraint par les "normes" de beauté, hygiène, santé, sexualité, esprit modelé par les normes de pensée (on peut être pour ou contre, pas vouloir reformuler les questions ou en soulever d'autres), sentiments formatés ("si tu n'aimes pas d'un amour exclusif et jaloux, c'est que tu n'aimes pas vraiment").

Oui, je suis un monstre, une freaks prête à renoncer au confort de cette société où tout fonctionne pour en détruire la rigide limitation, la funèbre discipline : je ne veux pas être obligée de suivre des chemins balisés, garnis de barrières "pour ma sécurité", et tant pis si je me casse la gueule parfois. Les "bienfaits" de cette société sont le doux carcan qui lui permettent d'obtenir plus de productivité, de docilité, de renoncements. Je me fous de la sécurité qu'on nous impose à force de surveillance constante, généralisée.

Aujourd'hui, cela n'a plus de sens de demander ce qu'il est interdit de faire : les lois sont innombrable et nul n'a la possibilité de les connaître toutes, chacunE a déjà été en infraction et tout le monde se sent confusément coupable, subit en continu l'angoisse de mal faire (je n'ai pas fait mes devoirs, j'ai mal garé la voiture, je n'ai pas rendu le rapport, j'ai oublié le rappel de vaccin du petit, ma fille a fait une fugue, mon chemisier n'est pas repassé...). Chaque imprévu peut nous faire passer de l'autre côté, d'où un besoin de cadenasser notre vie pour éviter qu'elle ne dérape. Et ceux qui échouent font partie du système, ils entretiennent la peur chez ceux qui doivent obéir : croiser, dans le métro, un mec qui explique que "sa femme l'a quitté, il a perdu son boulot puis son appart et a besoin d'une pièce ou deux pour manger", ça permet d'accepter de fermer sa gueule face aux remarques sexistes de chef, de s'empresser de suivre les recommandations d'aller voir un psy - qui nous expliquera que si on souffre de cette vie, c'est qu'il faut accepter de s'y conformer davantage, que "c'est comme ça, on ne peut rien y faire".

Une énorme partie de la population active est sous anti-dépresseurs, une autre enfermée en prison, mais notre société est fabuleuse, quel PIB ! S'il y'a des petits problèmes, on va s'engager dans une association et les régler peu à peu... Non, ce ne sont pas des petits problèmes, des effets de bord déplaisants. C'est la structure même de cette société qui est pourrie et qu'il faut détruire - je ne parle pas seulement de l'État, mais des systèmes selon lesquels il fonctionne : hiérarchie, discipline, normalisation, productivité, tout cela caché derrière un humanisme sordide, comptable et hypocrite. Société mesquine, individualiste, rentabiliste, héritée de la bourgeoisie après la révolution, dont la prétendue laïcité cache mal l'idôlatrie pour la propriété matérielle - vouloir posséder est le seul but que sont sensés y poursuivre les individus.

Cette société est totalitaire, en ce sens qu'elle englobe tout et tous, mais aussi parce qu'elle ne laisse pas le choix ; elle impose sa règle, en douceur certes la plupart du temps - préférant fixer les barrières dans les individus même, économie de moyens - mais sans laisser le choix : ce "contrat social", je n'y souscris pas, je chie sur la paix sociale et je tente de construire d'autres rapports aux autres que ceux qui existent. Totalitaire, parce que le désir d'autre chose est qualifié de "rébellion" et sévèrement puni par la Loi défendant la bourgeoisie : quel est donc cet étrange contrat, que je n'ai pas signé, qui m'interdit d'en souscrire d'autres ?

"Tu peux aller vivre ailleurs", me dit-on parfois. Certes, mais ce n'est pas le problème et ce ne serait pas la solution : ailleurs, c'est pareil, chaque territoire est propriété d'un État, la latitude pour construire des espaces autres est soumise aux désirs de conquête de l'impérialisme (Christiana, ville libre depuis plus de 30 ans, est actuellement annexée par le Danemark, "en douceur" et légalement). Si l'État n'exerçait sa loi que là où les gens la veulent, je lui reconnaitrais légitimité à le faire à ces endroits - ce qui ne veut pas dire que je ne serais pas en guerre contre lui, hein.

"Mais tu touches les Assedics !", vous offusquez-vous. Effectivement, cette société m'inclut sans me laisser le choix, et certaine que tenter de l'améliorer de l'intérieur est vain, que le réformisme est une compromission sans débouchés, je profite des miettes qu'il lâche aux pauvres (humanisme utilitaire assurant la paix sociale) afin de financer ma vie, qui est guerre contre cet État. Emboîtée dans ce système, je choisis d'y être grain de sable plutôt que rouage. Je n'ai pas de scrupule à prendre des armes chez mon adversaire. Je trouve ridicule et nocif l'argent, je ne cherche pas à en accumuler, mais je n'ai pas d'idéal de "pureté" qui m'empêche de m'en servir : je touche aussi la merde, quand il faut nettoyer les chiottes.

"C'est une révolte puérile, toi aussi tu rentreras dans le système" : peut-être, mais je ne crois pas. Et même si un jour le fatalisme me gagne, me fait renoncer à mes désirs, mes espoirs, eh bien au moins je serai un zombie qui a vécu. Ce qui est sûr, c'est que si tout le monde se résigne d'avance, rien ne peut changer. Le capitalisme est une montagne qui nous bouche l'horizon, mais même les plus hautes montagnes s'érodent et ce système n'est pas le terminus, d'autres avenirs existent. Un autre présent, aussi : y'a qu'à le construire, chacunE et ensemble.

  • Fin de la propagande*

PS : J'ai lu il y a peu "Surveiller et punir" de Foucault, je vous le recommande, moi ça m'a donné le déclic pour formuler des trucs.

Trackbacks

1. Le lundi 2 janvier 2006 à 10:14, de notablog

Bizarre et relatif

Ma copine Solveig a écrit l'année dernière un billet sur sa vie. Sa vie in a nutshell comme on dit en anglais, sa vie dans une coquille de noix. Qui ne réduit pas la vie à une coquille de noix, mais la fait tenir l'espace d'un instant en quelques

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Commentaires

1. Le mercredi 7 décembre 2005 à 10:31, par Reinette

Nul n’a une vie prévue et calculée. Personne ne peut savoir ce qu’il adviendra de lui-même. Les hommes ont seulement des projets qu’ils tentent de réaliser. Parfois ils y arrivent, parfois pas. Il leur arrive même de les changer en cours de route.

Ceux qui travaillent ou/et étudient parviennent généralement aussi à lire, à discuter, à écrire, à voyager, à s’occuper d’enfant, à jardiner, à coudre, à apprendre de l’informatique et la photo.

Si tu peux te permettre de mener cette vie, c’est justement parce que les Assedic te permettent d’avoir le minimum de sécurité financière qui t’empêche de te « casser la gueule » trop bas.

Toutefois, je reconnais que notre société connaît de multiples maux : inégalité des chances, contrainte sociale exacerbée, confiscation du capital par une partie réduite de la population,…

Alors, sans désirer sombrer dans l’anarchie (les expériences de sociétés anarchistes semblent prouver qu’elles débouchent souvent sur une autre forme de totalitarisme), sans croire qu’il faille que tout le monde suive ton chemin, je soutiens ce petit « grain de sable » qui nous réveille quelquefois. Il est vrai que notre société est loin d’être idéale et qu’il faut la changer.

Mais toi, n’oublie pas aussi d’accepter ceux qui pensent différemment de toi…

2. Le mercredi 7 décembre 2005 à 10:49, par Reinette

Je ne sais pas dans quelle mesure ces informations sont valables, mais sur Christina :

L'économie est organisée en coopératives de production ou de services. Une caisse commune répartit les bénéfices des coopératives, aidant celles qui sont déficitaires et recueille le loyer de Christiana, destiné à l'amélioration du cadre de vie collectif. "Si l'amour y est libre, les viols y sont fréquents. Si le rejet du système capitaliste est proclamé, la communauté survit grâce aux subsides de l'aide sociale, le commerce de la drogue et les échanges commerciaux avec l'extérieur........." William Godwin

Cf :www.chateaudebrou.com/dan...

3. Le jeudi 8 décembre 2005 à 17:56, par Thomas

(Christiania, la dernière fois que j'y suis allé, c'était pas plutôt au Danemark qu'aux Pays-Bas ?)

Ton propos m'a l'air un peu manichéen : ou bien on est « dans le système », opprimé, écrasé, aveugle, ou bien « en-dehors », émancipé, libéré, éclairé. Je ne partage pas ce point de vue. On peut accepter le contrat social sans être un zombie décérébré, c'est précisément cela qui différencie le citoyen - dans le sens le plus noble du terme - du consommateur. On peut être, vivre, agir dans la société autrement que par l'interaction marchande. Le logiciel libre n'est pas autre chose, par exemple.

Le désir et l'espoir, ils existent aussi « à l'intérieur ». Enfin, en tous cas, j'ai l'impression, même avec mes œillères petit-bourgeois et capitalistes. ;-)

Quoiqu'il en soit, vis ton rêve. Comme chacun de nous.

4. Le vendredi 9 décembre 2005 à 12:55, par Solveig

Corrigé Pays-Bas -> Danemark.
J'aime bien les débats qui s'ébauchent, sinon :)

5. Le dimanche 11 décembre 2005 à 20:05, par bohwaz

Bon texte, c'est sûr que c'est un peu manichéen car ça présente deux "extrêmités". Enfin bon ça n'en reste pas moins pertinent.

Chacun compose un peu avec ces deux aspects, tout en essayant d'atteindre soit l'un soit l'autre... Que l'on vive "en dehors" ou à l'intérieur du monde "normal", on fait partie d'une société, d'un mouvement social, il y a toujours un côté "mettre les gens dans des cases" dans les deux cas. Ce qui revient pour moi à vouloir être "en dehors" du dehors, mais pas dedans... Vous suivez? ;o)

Bref voilà voilà, tout ça peut donner de grands débats sans fin, mais l'important c'est que la vie est belle, qu'elle est beaucoup trop courte, et qu'il faut en profiter, accomplir ce qu'on a envie de faire sans blesser/dominer/attaquer/etc les autres, et voilà...

6. Le lundi 12 décembre 2005 à 13:12, par Asa

Je fais "parti du système", disons plutot que je profite de ce qu'il peut me donner. Je vis, je ne suis pas un des Zombis dont tu parles car je sais apprécier la vie comme elle vient. Et meme dans le métro je capte les clin d'oeils que nous fait la vie.
Depuis quelques temps je fonctionne de cette façon : Je veux faire quelques chose, je le fais, je veux apprécier quelquechose je l'appréci, je veux voir quelqu'un je vais le voir et discuter avec lui. J'ai un coté qui fait que certaines personnes me qualifie de bizarre, de mec a part.
Apprécier la vie ou être "bizarre" ce n'est pas forcément aller contre la société, on peut tout simplement marcher sur les barrières que nous imposent la société et apprécier les deux cotés.
Mais il est vrai que tout ceci n'est pas un avis partagé par tout le monde...

7. Le jeudi 15 décembre 2005 à 16:55, par dwd

ouaip, je suis bien d'accord (avec solveig)
j'aimerais bien vivre un peu comme toi d'ici quelques années, le temps de finir quelques années de fac

je voulais dire aussi à reinette, qu'on ne sombre pas dans l'anarchie, mais au contraire on la construit ;)
et jusqu'ici les expériences anarchistes n'ont rien prouvé du tout, si ce n'est que l'anarchie est (plutôt) inefficace contre une (ou plusieurs) armée(s) — même s'il y a toujours résistance — et qu'elle ne peut pas adopter une logique de guerre (et heureusement encore !)... Donc oui, les fascistes armés de tout poils ont toujours réussit à dominer des régions autonomes mais ce n'est pas l'anarchie qui conduit au totalitarisme...

sinon, je suis en train de lire "l'ordre mon cul, la liberté m'habite" de j-v verlinde, ça va c'est sympa, court, ni complexe ni simpliste. ça va jusqu'ici j'approuve :)

8. Le jeudi 15 décembre 2005 à 18:09, par Reinette

Malheureusement :

<< Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit. >> LACORDAIRE (Henri)

9. Le samedi 17 décembre 2005 à 15:02, par Séb

Malheureusement :

« There are no significant bugs in our released software that any significant number of users want fixed. » GATES (Bill)

Interpretez ça comme vous voulez… :-)

10. Le lundi 19 décembre 2005 à 17:23, par Mounas

A voir : "Wikipedia va se dédoubler" in Libération

www.liberation.fr/page.ph...

11. Le samedi 31 décembre 2005 à 09:59, par oz

J'aime bien ton troll, c'est gentil. Puis ça faisait longtemps que t'écrivais plus rien par ici. Tu t'y remets hein steuplé ? *smile*

12. Le lundi 2 janvier 2006 à 10:25, par notafish

Rah!! J'ai raté mon trackback, il y en a deux. Vires-en un ;-). Bisous.

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Présentation

J'ai commencé à ouvrir les pages de mon carnet intime lors de mon passage à la non-exclusivité amoureuse, parce que j'avais besoin de poser des mots sur ce que je vivais et de le partager. J'aime garder ici des traces de moi, parce que je suis souvent surprise de retrouver longtemps après quelles furent mes pensées et émotions à un moment donné... ma démarche ignore toute pudeur, soyez prévenu.e.s. Ainsi donc, voici mes amours, ma vie en squat, et quelques réflexions politiques.