C'est mon voisin
Par Solveig, lundi 6 février 2006 à 04:38 :: General :: permalien #264
Lorsque je me suis assise près de lui, il a ramassé très vite ses affaires pour me faire de la place et m'a souri. J'ai rangé mes sacs, puis j'ai sorti des bonbons et lui en ai proposé : je n'aime pas faire semblant d'ignorer ceux que je côtoie au hasard des voyages. Il a enlevé ses écouteurs, nous nous sommes présentés. Son nom est sonore, son look moderne - après avoir comparé nos animes préférés, il m'explique quelques trus de linguistique japonaise... nous n'arrêtons pas de parler pendant tout le trajet jusqu'à Calais, puis je l'attends après le contrôle des douanes : les formalités sont courtes pour moi, longues pour les noirs et les indiens, et l'un sera emmené par les flics - quand on est né dans un pays pauvre, prétendre se déplacer où on veut est une insolence sévèrement punie.
Je suis émue lorsque le bus monte dans le ferry : j'aperçois les lumières du port se refletant dans la mer, ça faisait longtemps que je ne l'avais vue et comme chaque fois, j'ai dû retenir la pulsion de courir à travers tous les obstacles jusqu'à plonger en elle. Je lui ai juste souri et saluée mentalement, puis j'ai été avalée dans la cale : moi petit poisson, dans un poisson-bus plus grand, englouti par une baleine aux intestins sinueux, étrangement nommés "blue stair", "silver café"...
Dès ce moment, tout est différent : les gens parlent anglais, et n'envisagent pas l'éventualité de ralentir le débit pour se faire comprendre ; je me trouve confrontée à une monnaie nouvelle sans avoir pensé à me renseigner sur le taux de change ; je réalise que je n'ai pas fait de stocks de tabac avant de partir, et celui que je fume n'est pas vendu au magasin detaxé...
Nous allons nous asseoir dans un bar où je regarde l'écume par la baie - le ciel et la mer sont noirs, mais là où nous passons, une traîne blanche déchire l'obscurité. Dans le gigantesque salon ultra-moderne, les canapés aux couleurs vives sont peu à peu envahis de dormeurs. Je tente moi aussi de m'alonger, mais je sens les vibrations de la coque et l'eau en dessous, et je savoure cette sensation.
Puis pour la première fois, je suis outre-Manche. Des falaises superbes forment le dernier rempart avant ces contrées perturbantes où les gens roulent du mauvais côté - ça c'est cliché - mais où chaque passage piéton précise "look left" ou "look right" (je me demande combien de touristes se sont fait écraser pour qu'ils le précisent à chaque rue) - ce qui n'est pas superflu, parce que c'est comme si j'avais soudain perdu tout sens de l'orientation.
Mais j'anticipe... cela c'est ma visite de Londres, et avant cela j'ai dit aurevoir à mon compagnon de route, que je ne reverrai sans doute jamais vu qu'il repartait le jour même au Japon. Il est maintenant de l'autre côté de la Terre, alors que j'ai pu dire "c'est mon voisin". J'aime ce sentiment d'étrangeté qui m'étreint parfois face à notre "époque formidable", où le plus extraordinaire est devenu banal.
- Texte également publié sur limbes
Commentaires
1. Le lundi 6 février 2006 à 10:42, par Ludovic
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